Je connaissais assez peu Alastair Reynolds avant de lire le Bifrost 110 qui lui était consacré. On y découvre notamment une nouvelle, Bleu Zyma, inédite en France qui suit un artiste connu à l’échelle de l’univers. Quand j’ai vu qu’un nouveau roman, traduit par Pierre-Paul Durastanti, allait paraître en France, je l’ai naturellement ajouté à ma pile. La Maison des Soleils, publié initialement en 2008, est arrivé chez nous aux éditions Le Bélial le 18 avril 2024.

L’histoire va suivre les aventures de Campion et Purslane, deux frags de la lignée Gentiane, la Maison des Fleurs. Ce sont des clones âgés de six millions d’années, qui parcourent inlassablement la galaxie. Tous les deux cent mille ans, les mille frags de la lignée se retrouvent pour partager leurs aventures lors d’une grande célébration: la Millième Nuit. Et nos deux frags sont bien évidemment en retard pour cette réunion. A partir de ce postulat de départ, l’auteur nous entraîne à travers la galaxie à la recherche d’un mystérieux secret.

Un des points intéressant de cette Maison des Soleils, c’est le vertige du temps qui passe. Ce point est régulièrement mis en avant par l’auteur, notamment dans les dialogues entre les frags. Cet effet, ce vertige du temps très long, est provoqué et amplifié par la mission de témoin des frags de la maison des fleurs. Depuis 6 millions d’années, ils parcourent l’univers et assistent en spectateurs à la naissance, à la vie et à la mort de civilisations entières. Pour les désigner, ils parlent même de “Civilisations tournantes” et “des émergents”.

Contrairement à ce que l’on peut voir dans Star Trek, ils ne s’interdisent pas les contacts. Au contraire, quand ils le peuvent, ils n’hésitent pas à aider des civilisations. C’est plutôt qu’ils ne s’impliquent pas. En effet, à quoi bon, alors que ces civilisations sont, à leurs yeux, éphémères. Ce rôle de témoins est en plus exacerbé par le caractère même de leur mission. Faire le tour de la galaxie et se retrouver, tous les deux cent mille ans, afin de partager ce qu’ils ont vécu avec leurs frères et sœurs clones.

Deux cent mille ans c’est une durée que l’on a du mal à appréhender. Sur Terre, les premières traces de sédentarisation humaine datent d’environ 9000 av JC, soit il y a un peu plus de 11000 ans. Un cycle pour les frags de la maison des fleurs équivaut donc environ à vingt fois cette durée. Ces civilisations ne sont pas éternelles, même si l’on imagine qu’une civilisation galactique, répartie sur de multiples planètes, doit avoir une espérance de vie très importante. C’est par exemple le sujet de Fondation, d’Isaac Asimov, où l’Empire Galactique va s’écrouler alors qu’il domine l’univers. C’est justement l’étendue de ces civilisations, une de leur principale force qui est aussi leur principale faiblesse. Quand les choses commencent à dégénérer, les chaînes logistiques s’effondrent et les communications interplanétaires suivent rapidement.

Le recul et le détachement que peut provoquer ce vertige est dur à imaginer. Il faut se mettre à la place d’un frag. Voyageur perpétuel entre les mondes, passant le plus clair de son temps en hibernation à parcourir la galaxie. Rencontrant des civilisations pour la première, et bien souvent pour la dernière fois. On commence à comprendre d’où vient ce détachement. Ce sentiment est encore renforcé par la longueur des circuits. Même si un frag repasse deux fois au même endroit, l’univers a tellement changé qu’il se retrouve en terrain inconnu.

Ce vertige temporel se retrouve chez d’autres auteurs ayant envisagé des histoires sur des temps longs, même si rarement aussi long. Cordwainer Smith par exemple, dans Les Seigneurs de l’Instrumentalité, nous donne déjà cette impression alors que l’histoire ne s’étend “que” sur 14000 ans. Même si dans son cas ce vertige est aussi dû à l’immensité de l’espace que l’on ressent très bien dans ses récits. C’est aussi le cas bien évidemment dans Dune et dans bien d’autres romans. Je trouve que l’un des plus grands défis avec ces échelles temporelles immenses, est de ne pas tomber dans le ridicule. En effet quand 100, 1000, voire même 10000 ans passent en un clin d’œil, à quoi bon continuer à mesurer le temps et à se battre. De la même manière, comment garder des enjeux crédibles sur d’aussi longues périodes?

L’un des risques est de perdre complètement la notion de proportion et de sortir des chiffres énormes sans raison. Je trouve que dans La Maison des Soleils, l’auteur utilise une parade intéressante en mêlant le temps court et le temps long. Les nombreuses scènes où l’on suit les frags sur de courtes périodes durant lesquelles ils interagissent permettent de s’attacher aux personnages et viennent contrebalancer les périodes de voyage à des échelles astronomiques. Et ce même si l’auteur n’hésite pas à leur faire traverser la galaxie sur un coup de tête pendant plusieurs milliers d’années.

Pour en revenir à cet excellent roman de Hard SF. L’auteur mêle avec brio un sentiment de démesure et de dépaysement et un attachement à des personnages cédant à la mesquinerie et à de petites vengeances. On retrouve le Sense of Wonder qui a fait l’âge d’or de la science-fiction dans les années 70 et que l’auteur réscucite avec brio. Ce roman sera dans mon top pour 2025 et j’ai déjà prévu de continuer ma découverte d’Alastair Reynolds, notamment en poursuivant l’histoire de Campion et Purslane dans La Millième nuit.